Tim Izzo @5ika.ch

05.01.23

Travailler sans hiérarchie

En 2018, Octree, mon entreprise, est passée à l’Holacracy. Par ce choix, chaque membre de l’équipe, associé-fondateur ou employé récemment engagé, a renoncé à la forme hiérarchique standard et réconfortante des entreprises courantes pour vivre autrement son travail quotidien.

Cette forme d’organisation, comme les autres organisations dites horizontales, a tendance à séduire un grand nombre de personnes car il n’y a pas de patron, de CEO, de supérieur, de N+1, etc.. Mais cela montre avant tout une méconnaissance des systèmes de gouvernance alternatifs à la hiérarchie.

Par cet article, j’aimerais présenter plus clairement ce que les formes d’auto-gouvernance proposent et plus particulièrement l’Holacracy que je pratique maintenant depuis 4 ans.

Pas de patron

L’auto-gouvernance ne veut pas dire qu’il n’y a pas de patron mais que tout le monde est le patron. C’est trèès différent.

Dans une hiérarchie, le patron ou la patronne est une clé de voute qui concentre certaines tensions de la structure globale. Il ou elle a un droit et un devoir d’autorité sur ses subordonnés. Cela signifie que cette personne doit faire l’effort d’être au courant de ce qui est fait, prendre des décisions sur bon nombre de sujets et en assumer la responsabilité pleinement. Les subordonnés ont généralement (parce que oui, on est dans des généralités là) le devoir de faire leur boulot correctement. Quand il y a des décisions à prendre, ils remontent cela à leur supérieur et ainsi se dédouanent de la responsabilité.

Dans une organisation auto-gouvernée, tous les collaborateurs portent la casquette du patron. Chacun doit faire son boulot évidemment mais il ou elle peut prendre les décisions qui impactent son travail. Ainsi, nous portons tous des responsabilités et l’impact cognitif qui va avec (stress, incertitude, syndrome de l’imposteur,…).

Comme tout collaborateur ou collaboratrice est une entité à part entière qui réunit décisions et travail effectif, une auto-gouvernance est un réseau de personnes mutualisées (et non co-dépendantes). Dans son livre Reinventing Organization, que je recommande fortement si le sujet vous intéresse, Frederic Laloux utilise le terme d’organisme pour parler des formes d’auto-gouvernances, où chaque personne est un organe. Contrairement à une hiérarchie fonctionnant comme une machine.

Travailler dans un sens

S’il n’y a pas de hiérarchie guidée par une personne à son sommet qui donne les directions et les stratégies pour la boite, comment les personnes et les activités sont-elles organisées ?

En Holacracy, comme dans les autres formes d’organisations alternatives, ce n’est pas une personne qui donne la direction mais un concept. Ce concept est une formulation de ce que cherche à atteindre l’entreprise et fédère l’ensemble des collaborateurs. On l’appelle la raison d’être.

Par exemple, la raison d’être d’Octree est “Construire ensemble les outils de la transition écologique et sociale”.

Ce n’est pas une stratégie ou une façon de faire mais plutôt l’objectif à poursuivre. Ainsi, une entreprise holacratique n’est pas poussée par le profit mais par la poursuite de sa raison d’être qui justifie son existence et donne du sens à l’ensemble des activités de l’entreprise et de ses collaborateurs.

Et l’argent ?

L’argent n’est donc pas un but en soi mais un moyen de poursuivre la raison d’être. C’est le sang de l’organisme qui lui permet de s’alimenter, se mouvoir.

Néanmoins, tous les collaborateurs ont besoin de vivre et ont besoin d’un salaire décent, voir juste. La question des salaires est un point épineux dans les entreprises auto-gouvernées. Il n’y a pas de solution universelle et chaque structure est libre de trouver celle qui convient à l’ensemble de ses collaborateurs.

Chez Octree, avant même le passage à l’Holacracy, nous avons décidé de fixer le même salaire pour tout le monde. Peu importe l’ancienneté, le niveau de formation ou l’expérience. Le salaire commun est fixé en fonction de l’évolution et la stabilisation de la boîte avec la volonté de le faire monter petit à petit (lorsqu’on est sûr qu’on n’aura pas à le redescendre). Si cela peut parfois créer quelques frustrations, ça crée également une dynamique intéressante: le travail que je fournis a un impact direct sur les fruits que je reçois (notamment le salaire). Les personnes que je vais enrichir ne sont pas des patrons plus haut dans la hiérarchie qui prennent leurs marges mais l’ensemble de mes collègues ainsi que moi-même.

Je vais être franc. Comme nous nous sommes auto-fondés (pas d’investisseurs) et que nous pratiquons cette logique depuis les débuts de la boîte, nous avons un salaire relativement bas par rapport au marché Suisse. Malgré tout, c’est aujourd’hui un revenu tout à faire correct pour vivre et surtout, nous ne devons rien à personne, totalement libres dans nos choix.

Nous sommes tous d’accord pour dire que la flexibilité, le confort de vie et le sens au travail apportés par l’entreprise vaut bien une partie du salaire “mérité” selon les standards Voir mon article sur le sujet.

À 10, ça va mais à 100…

La première question qu’on me pose quand je commence à parler auto-gouvernance avec des gens est: “C’est bien beau à 5-10 personnes mais est-ce que ça peut vraiment marcher à 100, 1000 ?”

Je n’en ai pas l’expérience, mais oui, je crois tout à fait que ça fonctionne, du moins pas comme on le pense.

Dans la pensée commune, une boîte qui fonctionne croît et engage de plus en plus de monde pour engranger de plus en plus d’argent (car c’est ça l’objectif). Une grosse entreprise qui réussit est une organisation avec beaucoup de monde répartis sur beaucoup de niveaux, qui fait beaucoup de travail pour beaucoup de profits.

L’Holacracy a une approche beaucoup plus organique de la croissance. Suivant les principes de cette organisation, les collaborateurs sont assignés à des rôles et les rôles sont regroupés en cercles. Chaque rôle et chaque cercle a un raison d’être formulée qui lui est propre et qui permet d’avancer vers la raison d’être de l’entreprise.

Quand un rôle a des tâches trop lourdes à porter et/ou qu’il cherche à poursuivre plus d’une raison d’être, il devient pertinent de découper le rôle. À l’inverse, quand plusieurs rôles ont une raison d’être similaire, il devient logique de les regrouper dans un cercle.

Par exemple, au sein d’Octree, nous avions un rôle dédié aux projets de Civic Tech. Avec le temps, nous avons senti que ce domaine était porteur et totalement cohérent par rapport à notre raison d’être. Nous avons développé cela et avons aujourd’hui un cercle nommé Open Civic Tech avec la (sous) raison d’être “Disponibiliser & viabiliser des civic techs libres pour le plus grand nombre”. Ce cercle regroupe une dizaine de rôles différents qui oeuvre au développement des civic techs Open-Source de manière quasi-indépendante du reste de l’entreprise.

Vous pouvez avoir un aperçu de notre structure actuelle sur l’outil Glassfrog que nous utilisons quotidiennement: Organisation d’Octree.

Ainsi, une Holacracy grandissante correspond au développement d’un réseau d’entités (personnes ou cercles) plus ou moins indépendantes suivant le principe de l’autopoïèse.

Dans son livre cité plus haut, Frederic Laloux donne des exemples plus concrets d’entreprises auto-gouvernées fonctionnant à l’échelle d’un pays.

Je pourrais écrire encore plein de choses sur mes découvertes et mon expérience de l’Holacracy. Mais cet article est déjà plutôt long et je vais m’arrêter là pour aujourd’hui. Si cela vous a plu et que vous souhaitez en savoir plus, faites-le moi savoir sur Mastodon ou sur Linkedin.



Publication précédente: La longue et libre route 08.12.22